Lionel RAY
L’œuvre de Lionel Ray, toujours rigoureuse mais ultrasensible, et d’ailleurs poignante, chemine à travers une douleur lucide et maîtrisée. L’avancée se fait à égale distance d’une négativité propre à l’humaine condition – en ce qu’elle est marquée par la séparation, l’absence et le deuil – et d’un pôle lumineux qui, bien que sans cesse menacé, permettrait de desserrer l’étreinte du temps. Celui-ci, le poète le reconnaît pour « le maître Temps », authentique rival et sphinx de toute poésie (« Terrible est le visage du temps/ tapi en toi/ dans un détour de l’être/ et qui attend, prêt à surgir. »)
En nous absorbant, le temps ne fait rien d’autre que nous dérober discrètement à nous-mêmes, comme il est dit dans le livre « Syllabes de sable » : « L’heure/ cette bouche/ qui t’avale/ – puis une autre. // Ainsi tu te défais/ de toi-même/ sans violence/ sans retour. » Comme le temps creuse dans les objets, comme il dépose/ en eux sa parole de sable, il conduit tacitement en nous son ouvrage de sape : « sans mémoire, sans voix, ses marteaux/ frappent de grands coups de silence/ en nous et contre nous. »
D’où le désir d’échapper à ce temps insidieux, de triompher de « la quotidienne imposture. » Il n’est, dès lors, d’autre recours que de se placer hors de soi-même, dans « l’heure vide, l’instant sans poids, » l’essentiel retrait et « la parfaite absence, » là où se perd « l’identité », autre thème essentiel de l’œuvre (« Peut-être n’es-tu rien que le rêve/ de quelqu’un qui n’existe pas »). Dur enseignement d’un irréparable et de la traversée d’un deuil aux alternances de réel et d’illusion. Absence de la personne où rien non plus n’existe « sinon/ l’abîme du rien. » Le poème va alors migrer hors du temps, hors de tout lieu, au lieu nul de « l’âme vacante, » là où même la mort, cette « sœur difficile, » cette « institutrice » (comme le temps est « maître »), s’annihile dans une vraie mort de la mort, « disparaît/ dans son propre écho, [...] n’est plus/ qu’un mot insubstantiel, / secret vide, lieu de nulle part. »
Attirance d’un néant qui se fera de plus en plus insistante jusqu’à cet extraordinaire poème (« critique de la poésie ») venant clore le livre « Matière de nuit » et s’achevant sur ces mots, qu’on peut aussi entendre à demi-ironiques et désabusés : « Maintenant nous voici arrimés/ À l’immobile, ignorant les nuages,/ Sans souffle, au bord des choses qui ne sont que/ Surface, avec la perspective somptueuse/ De regarder enfin au-dedans de Rien. » On voit que, développée sur le mode de l’indécision, de l’errance et du questionnement, l’expérience poétique ici révélée n’en a pas moins été radicale. C’est sans doute ce qui fera de cette œuvre, quand toute la mesure en aura été prise, l’un des repères, plutôt rares, qui permettront à une génération de se situer elle-même.
Après quelques recueils parus sous son vrai nom, Robert Lorho, né en 1935, agrégé de langue et littérature françaises, professeur de khâgne au Lycée Chaptal, prend en 1970 le pseudonyme de Lionel Ray. Aragon présente ses nouveaux poèmes dans « Les Lettres Françaises » (de 1970 à 1972). Il publie l’essentiel de son œuvre aux éditions Gallimard. Son avant-dernier recueil, « L’Invention des bibliothèques » paraît sous le nom de Laurent Barthélemy, jeune poète qu’il est censé avoir découvert. Plus qu’une recherche d’identités distinctes, on peut voir là l’effort de synthèse d’une entreprise poétique protéiforme dont auraient été faites l’œuvre comme la vie du poète, embrassant à travers la « modernité » toute la tradition poétique française. On ne saurait oublier, en effet, l’option poétique radicale de Comme un château défait (1993), prolongée en toute rigueur avec "Syllabes de sable" (1996) et "Pages d’ombre" (2000). Option qui fut essentiellement lyrique, dans une lutte incertaine avec le « maître temps » , et admirablement servie par l’évocation d’un spectre aussi prestigieux que le sonnet français, mieux respecté qu’en ses lois : en son âme. Lionel Ray à été président de l'Académie Mallarmé jusqu'en 2013. Il en est aujourd'hui, le vice-Président. Son dernier livre de poèmes « Entre Nuit et Soleil « (2010) approfondit le thème de l’identité, qui, avec celui du temps, est au cœur de son œuvre.
Paul FARELLIER
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire : Les Métamorphoses du biographe ; suivi de La parole possible, Gallimard, 1971. Lettre ouverte à Aragon sur le bon usage de la réalité, Les Éditeurs français réunis, 1971. L’Interdit est mon opéra, Gallimard, 1973. Arthur Rimbaud, Seghers (Poètes d’aujourd’hui), 1976, nouvelle édition 2001. Partout ici même, Gallimard, 1978. Aveuglant aveuglé, Le Verbe et l’empreinte, 1981. Le Corps obscur, Gallimard, 1981. Nuages, nuit : poèmes, Gallimard, 1983. Empreintes, Le Verbe et l’empreinte, 1984. L’Inaltérable, Le Verbe et l’empreinte, 1984. Voyelles et consonne, Le Verbe et l’empreinte, 1984. Approches du lieu ; suivi de Lionel Ray et l’état chantant par Maurice Regnaut, Ipomée, 1986. Le nom perdu : poèmes, Gallimard, 1987. Une sorte de ciel : poèmes, Gallimard, 1990, Prix Artaud. Comme un château défait : poèmes, Gallimard, 1993, Prix Supervielle 1994, Prix Goncourt de poésie 1995. Syllabes de sable : poèmes, Gallimard, 1996. Pages d’ombre : poèmes, Gallimard, 2000, Grand prix de poésie de la société des gens de lettres, 2001 ; Prix Kowalski de la ville de Lyon ; Prix Guillevic de la ville de Saint-Malo. Aragon, Seghers, "Poètes d’aujourd’hui", 2002. Matière de nuit : poèmes, Gallimard, 2004. 12 poetas bengalis : recueil de poésie bengalie en version française et espagnole, en collaboration avec Sumana Sinha, Éd. Lancelot, 2006, Murcia. Tout est chemins : Anthologie de la poésie bengalie en version française en collaboration avec Sumana Sinha, éd. Le Temps des cerises, Paris. 2007. L’invention des bibliothèques (les poèmes de Laurent Barthélemy), Gallimard, 2007. Le Procès de la vieille dame. Éloge de la poésie, recueil d’essais, Éditions de la Différence. 2008. Lettres imaginaires, Les Écrits du Nord / Éditions Henry, 2010. Entre nuit et soleil, Gallimard, 2010, Prix de Poésie Pierrette Micheloud, 2010.